Nola Chérie

NOLA CHÉRIE

Réalisé et composé par Christophe Chassol
Texte Renaud Faroux, Directeur Artistique

TRIDVDFR 001
2011

Notes de Renaud Faroux, octobre 2011

EASTON (WHISTLE)
Le film s’ouvre violemment par des cris ponctués de sons de cloches, d’hurlements harmonisés et démultipliés qui se fondent sur une suite harmonique, cette grille d’accords qui rythmera toute la pièce. A l’écran après un silence apparaît le chef d’orchestre de la Warren Easton Marching Band, la fanfare du premier Lycée de garçons de Louisiane créée à La Nouvelle Orléans en 1845. On découvre la troupe au complet en pleine représentation qui défile vers Canal Street tout près de l’école. Caméra à l’épaule, le cadreur Peter Alton, camouflé au plus près des musiciens casqués d’or en costume d’apparat violet s’est intégré comme à travers des lignes de démarcations. A l’image, avant le lancement des opérations, le gros plan du sifflet à la bouche du leader, Mr Brooks, confronté au silence, fait planer comme un léger suspens. Avec lui, on retient son souffle…

Avec le sifflet, il s’agit pour Christophe Chassol de radicaliser l’échange avec le spectateur/auditeur. Chaque objet, chaque son devient un signe et possède par son évidence pictogrammatique et musicale une tonalité, une force qui donnent aux apparences un pouvoir supplémentaire de fascination. Le compositeur/réalisateur use de tournures elliptiques pour traiter de la réalité de la Nouvelle Orléans juste après l’ouragan Katrina et montre avec justesse comment on peut déchiffrer le réel, comment les formes dans leur schématisation visent à dégager des archétypes. Si l’art consiste généralement en dernier ressort à montrer les marques de la différence s’exerçant sur les formes et les sons, Chassol lui s’applique n’en utiliser qu’un extrait minimal. Il semble revenir à la technique primaire du cinéma, au “photoplay” des théâtres d’antan. Aussi la lecture du réel qu’offre Nola Chérie est-elle formulée dans des entrecroisements, des combinaisons de familles d’images et de notes qui justifient à eux seuls la raison de la composition.

Les rumeurs de la ville portées par le vent sont répercutées, déformées et accentuées par les effets de l’ordinateur. Leurs clameurs cacophoniques et sourdes sont noyées dans de longs silences. Le coup de sifflet du chef, comme celui du maître d’école ou du gendarme, éclate, surprend, paralyse puis se répète comme un écho. Face au spectateur la première ligne de la fanfare martèle fièrement son nom plusieurs fois : “Easton Aigles”.
Le piano fait alors son entrée en doublant le “do” du sifflet inquisiteur et les accords s’entrelacent. L’image s’accélère au fur et mesure et un accord en staccato au piano accompagne la rythmique du sifflet de la fanfare jusqu’à l’apparition d’un nouveau motif qui se déploie librement. Comme une marionnette le leader tourne inlassablement sa tête casquée et évoque l’atmosphère imaginaire du monde de l’enfance, celui des créatures féériques et des soldats de plomb. Bientôt, il y a comme une nouvelle harmonie qui s’engage dans la fusion du poing du chef d’orchestre et le soleil couchant qu’il semble tenir en main pendant que la musique ralentit. Puis le plan change et le son direct des cuivres de la fanfare entre en temps réel tandis que Mr Brooks semble marcher sur place. Son image et celle de son bâton, comme vivant, sont décomposées et répétées dans une sorte d’étrange apesanteur poétique. Il se dégage aussi de ce mouvement convulsif de va et vient une animalité, une violence et une sexualité troublantes : Narcisse noir percutant désespérément et inlassablement son reflet dans le miroir sans jamais vraiment le briser.

Tout au long de l’ouverture, une grande place est faite aux compositions pures du piano de Christophe Chassol. Le son direct sera plus présent “musicalement” dans les autres parties. La grille d’accord que l’on va retrouver dans tout le film se pose sur l’image répétée et ré-accélérée. Les additions du piano, de la basse, de la batterie multipliés sur eux-mêmes donne l’effet d’un “mur du son” soutenu par les cuivres pour accomplir “une marche de la guerre”.

Le prologue continue sur le plan d’une majorette toute en paillettes or et bleues autour d’un thème très simple : la ré, la ré la ré, joués par les cuivres sur une autre suite d’accords au piano née d’un mélange incrédule entre Debussy et Ennio Morricone. La mélodie se développe lentement et c’est assez fascinant d’entendre et de voir à l’écran la même chose se dérouler tout en étant une autre. L’artiste focalise notre attention, comme dans un ralenti de Sam Peckinpah, sur la répétition d’une action réelle et nous donne le temps de l’appréhender, de la décortiquer dans ses détails, ses bribes, ses instants, ses gros plans comme celui d’un jeune musicien qui s’ouvre une bouteille d’eau, accablé sous son casque par le soleil lourd de Louisiane. Des voix d’enfants chantent : la ré  fa, la la si♭ la fa sol la la…

Tous les motifs musicaux se mélangent et collent rythmiquement à des cadres et des plans redessinés par des lignes de force visuelles d’où se mélangent lampadaires, éléments d’architecture et musiciens à la façon d’une composition cubiste. Non plus  “Femme à la guitare”, mais “Bombe à la fanfare” !

Chassol casse la perspective ordinaire en décomposant les formes et multipliant les points de vue. L’image repasse à la vitesse normale pour finir musicalement sur une explosion harmonique o  tout se croise. La majorette d’ébène à l’habit de sirène fait virevolter son bâton comme une vraie Calypso aux sons des notes du piano Rhodes qui se multiplient comme des gouttes d’or pour faire scintiller son léger uniforme. Simple “Cheer Leader”, elle devient l’incarnation silencieuse et troublée de la nymphe Echo qui renvoie l’image de Narcisse dans un large sourire aux dents de pierre.

THE TROUP (SHADOWS)
Cette deuxième séquence démarre sur un travelling qui s’enfonce au milieu des jeunes musiciens de fanfare de New Orleans découverts dans le quartier de Frenchmen Street au moment où ils prennent place sous chaque arcature de la salle de répétition du Centre d’art contemporain. Dès l’ouverture, l’image en noir et blanc est déformée pour accentuer les effets de formes et contre formes. Dans le champ, Christophe Chassol donne ses indications au trombone, trompette, soubasophone, grosse caisse et caisse claire du groupe “The Troup”.

Le compositeur demande à chacun d’eux de jouer la même mélodie : fa la♭ do, dont il se servira tout le long du morceau. En changeant de tonalité le motif se transforme en : si ré fa#, accompagné d’une grille d’accords descendants. Chassol se ballade harmoniquement au dessus d’un seul arpège et nous emmène très loin. L’image par un effet miroir se décompose et devient de plus en plus noire, de plus en plus blanche. A l’oreille on retrouve au synthétiseur le motif marquant de l’ouverture jouée en même temps à la basse et au piano Rhodes. Les musiciens se dessinent avec leurs instruments en simples silhouettes noires sous les arceaux blancs d’où surgissent l’horizon les tours de New Orleans. Par dessus des coups de grosse caisse passe une voix qui semble prononcer “amen” à l’envers pour mettre en action le mouvement du travelling d’instrument en instrument.

Chassol démarre au piano une nouvelle séquence répétitive, un morceau qu’il appelle “Emotif” avec des notes saccadées, frappées avec la même vigueur que des percussions qui renvoient au rag-time de “Storyville”, le quartier historique de New Orleans où se développa le jazz.

Tout prend une dérive flottante savamment dirigée par le “fa la♭ do” obsessionnel des cuivres se posant sur un lit harmonique de grilles d’accords qui montent et descendent. Qu’importe le rythme, pourvu que tout fonctionne harmoniquement !

Le montage des images sur la musique touche à une synchronie, une concordance, une simultanéité parfaites. Les séquences passent à l’endroit, à l’envers ce qui donne aux notes comme une grande aspiration, une respiration contenu. Cela permet aux spectateurs d’écouter, d’explorer différemment ce qu’ils viennent juste d’entendre.
Quant à l’artiste, il donne à triturer, à découvrir le motif musical comme un fruit pressé, un agrume éclos qui offre toute sa saveur intérieure. Dans la répétition des sons et des images du travelling, se dégage quelque chose d’étrangement chaotique et pourtant ordonné : “symétrie, monotonie, surprise” ! L’accident apparaît comme un outil. Ce que l’on répète n’est plus une erreur.

Soudain, la grosse caisse se détecte en sourdine. Filmée en gros plan et en contre plongée, la caisse claire démarre à son tour comme un pivert un rythme syncopé doublé par des touches de piano en octave.
Des cris sauvages annoncent une nouvelle partie plus mouvementée avec des petits clips sur chaque musicien. Ils sont scandés par un large glissement de trombone sur un rythme “dance” inspiré par le morceau “Motor” de SebastiAn composé à base de sons de voitures de courses.

De petits instants volés : le trompettiste qui répond au téléphone, la cadence du tournevis en guise de baguette de la grosse caisse, ponctuent les silences entre le glissando entrainant du trombone et les réponses percutantes des trompettes qui se font de plus en plus rapides. Cela débouche sur le plan d’une seule trompette qui joue en boucle un envoutant motif : la♭ mi♭ la♭ do la♭ do mi♭. La phrase se répète sur elle-même dans une sorte d’ivresse dans laquelle Chassol reprend la grille harmonique qui se découvre tout au long de
Nola Chérie.

Les éléments aux rythmes différents se juxtaposent parfaitement, même avec leurs dissonances ! Il se dégage alors une certaine nostalgie positive de fin d’été dans la mélodie qu’engage le piano qui accède à un climax avec l’arrivée de la trompette solo. Elle attaque, comme une improvisation inspirée, son mélodieux phrasé : do do do ré ♭ do si♭ la♭ fa la♭. Sur l’écran la main du virtuose ne semble pas bouger pour imposer les reflets de ses ongles en osmose avec les traits de lumière de son instrument. Les nappes de tons de cette séquence, comme celles des sons chez Coltrane ou Parker, explosent en une bousculade d’arabesques. Le trait parfois se dérobe, à la manière de Miles Davis, avant même qu’on ait identifié l’instrumentiste. A l’instar des boppers, Chassol limite ses accords, laisse sa phrase en suspens. Sa musique et ses images nous touchent comme ces vieilles photos argentiques où l’on retrouve quelque chose d’éternel. Les plans et la musique ne pourront plus jamais s’oublier comme un riff d’Armstrong, ils rappellent inlassablement : “Do you know what it means to miss New Orleans ?”

KALAMU (HELP)
Dans ce troisième “mouvement” apparaît à l’écran Kalamu Ya Salaam, un poète engagé de New Orleans. Il vient du 9th Ward, un quartier noir très touché par le passage de Katrina, puis un mois plus tard par l’ouragan Rita. Déjà en septembre 1965 la tornade Betsy avait plongé 80% du quartier sous l’eau. On appelle le 9th Ward la C.T.C., “Cut Throat City”, la ville coupe gorge… Le poète rappelle ici avec violence que dès les lendemains de Katrina et à chaque nouvelle catastrophe, les pouvoirs locaux se désintéressent des caprices du Mississippi et abandonne la population de ce ghetto. La solution proposée par les décideurs ? Les Bulldozers ! Raser ce qui reste du quartier pour effacer toutes les traces des erreurs passées, pour oublier que ce n’est pas seulement l’ouragan qui a détruit la ville, mais des barrages de protection mal conçus qui ont cédé comme le démontre avec pertinence le documentaire de Spike Lee sur New Orleans en forme de requiem.

Ici une simple phrase de Kalamu Ya Salaam montre et fait entendre le drame. Dans les allusions répétées du poète on comprend que les autorités savaient que les digues du lac Pontchartrain étaient vétustes et pourries, qu’elles ne supporteraient pas un ouragan de force 5 ! Avec ce témoignage poignant on n’oublie pas les morts, les réfugiés, les pauvres et les sans logis.

Le choix de ne retenir qu’un fragment de la lecture cadre le poète en gros plan lorsqu’il démarre : “You’d better help yourself and each other ! Help !” En boucle passe et repasse les mots “help me” qui résonnent de façon quasi insoutenable bien loin d’un simple rappel du titre des Beatles sur le mal-être adolescent. Derrière cette voix enragée interviennent les instruments : basse, batterie et piano qui vont crescendo. L’accompagnement se fait furieux pour aboutir à un éclatement harmonique. Puis réapparait la grille plus douce de “Nola Chérie” comme une pluie de notes jouées au piano Rhodes accompagnées de flûtes et de guitares. L’image répétée n’hésite pas mettre en avant jusqu’aux postillons rageurs du poète. Le cri lancinant, toujours recommencé, est une illustration insoutenable de quelqu’un qui a de l’eau jusqu’au cou !

Sur l’explosion harmonique est introduite une mélodie au piano qui annonce le prochain plan. C’est une vue de profil où Kalamu enchaîne en soufflant entre ses mains qui font caisse de résonance, comme un harmonica, un nouveau thème que Chassol décompose musicalement : mi♭ mi♭ mi♭ sol♭ la♭ si♭ do♭ si♭ la♭ sol♭ la♭. Ici le compositeur/réalisateur utilise à son maximum les accidents : l’image est très contrastée comme dans un portrait de Jazzman du peintre Bernard Rancillac, marquée par les faisceaux rouges d’un spot de lumière qui barrent le cadre ou par les reflets saturés de la bague du poète qui scintille sur le micro. Les accords se font plus “pop”, de plus en plus chauds pour changer le registre de l’oeuvre qui se fait plus douce, le compositeur “aide” /  “help” le poète pour le faire passer des ténèbres à la lumière.

La violence générale de tout ce passage exaspère les sentiments. Les instruments nous rentrent comme physiquement dedans et semblent éructer des injures contre toute cette inertie meurtrière. C’est l’image du désespoir au temps où l’ouragan dans sa folie criminelle, comme venu d’un monde invisible, volait vers la ville. La musique de Christophe Chassol illustre avec outrance et gravité une horreur très difficile à traduire, rendue par la tessiture des cris du poète… et sans bavardage. Une sensualité expressionniste affleure, incarnée dans les rouges, les jaunes, les éclaboussures des lumières et de la salive qui apparaissent ici et là. Il y a une sorte de jouissance extrême dans l’image et le son et une volonté d’affirmer la puissance de la vie. L’oeuvre devient une carte de l’intime qui affirme l’union entre l’universel et le personnel.

REBIRTH (GRASS)
Le “Rebirth Brass Band” est un orchestre de cuivres emblématique de New Orleans qui combine la musique traditionnelle de fanfare à du funk, de la soul et du hip-hop. La scène est tournée sur Japonica Street dans le quartier créole de Bywater entre le Faubourg Marigny et le Canal industriel pas loin du terminal de la gare. Christophe a placé les musiciens en rang devant un mur vert pomme. Un fond uni est souvent utilisé dans la vidéo pour être remplacé par la suite par une autre image, technique qui permet d’incruster des acteurs dans des décors virtuels. Les corps se détachent de façon très graphique du fond car le vert est très éloigné de la couleur chair de la peau humaine. Ici Chassol garde le fond mais n’incruste derrière les musiciens aucune image. En cela il propose une métaphore pour accentuer le côté non virtuel de la séquence. Le compositeur laisse carte blanche à chaque musicien qui va jouer sa partie quand la caméra passera devant lui au cours d’un long travelling. Avec cette matière originale il propose des allers et retours pour pouvoir ralentir et superposer sons et images. Cette utilisation de la caméra permet un vrai mouvement dans la répétition. Le plan séquence démarre sur la grosse caisse et ses cymbales qui lancent le rythme suivi par la caisse claire. Le compositeur crée une boucle sonore et redessine un rythme personnel. Quand le tuba fait son apparition il est harmonisé avec des synthétiseurs. La trompette envoie à son tour une phrase très simple et directe de trois notes : la♭ si♭ si♭. On a l’impression à l’oreille d’assister à la mise en route d’une véritable “marching band” qui reste pourtant statique à l’image. Chaque instrument s’arrête l’un après l’autre mais le compositeur les unit tous par le rythme. A partir de la séquence de la trompette se redécouvre la grille de “Nola Chérie”. C’est au tour du saxophoniste de proposer son “break” qui change encore le tempo du morceau. Le trombone balance à son tour sa mélodie doublée à la basse et au piano pendant que l’image est ralentie.

Ensuite Chassol demande aux musiciens de faire “un tuilage”, c’est dire que chaque instrumentiste joue l’un après l’autre une note tenue. Le plan change et chaque musicien propose un solo. Le trombone entame une variation sur “Petite Fleur” de Sydney Bechett. La phrase est ralentie, accélérée puis repasse au bon tempo. La matière sonore se fait ici élastique et malléable à souhait. A la fin de chacune de leurs mélodies les musiciens se présentent à voix haute et Chassol harmonise leurs mots au piano selon sa technique d’ultrascore.

L’ultrascore désigne “une musique de film absolue”, qui se compose à partir de tous les éléments sonores du film (ici, à partir de la présentation des musiciens). À chaque syllabe prononcée correspond une hauteur de son qui est jouée, enregistrée et synchronisée l’image. Ces harmonisations du discours n’ont aucune limite dans le choix de leur instrumentation et orchestration. De ce processus naissent de nouveaux motifs mélodiques qui une fois harmonisés, répétés, ralentis, superposés composent l’oeuvre proprement dite. En employant une écriture audiovisuelle basée sur la répétition, l’inversion, le ralenti, l’accélération de l’image et du son mais surtout la (ré)- harmonisation musicale, Christophe Chassol crée une pièce musicale et visuelle d’un nouveau genre qui va à l’encontre des remarques de Michel Chion, théoricien du cinéma et musicologue lorsqu’il souligne que “la vision de l’image de cinéma, fugitive et passagère, ne nous est pas donnée à
explorer à notre rythme; contrairement à un tableau sur un mur ou une photographie dans un livre dont nous déterminons nous-mêmes le temps d’exploration…”. Dans Nola Chérie, la répétition des séquences filmées des musiciens, re-harmonisée musicalement et synchronisée à un son d’une autre temporalité, donne à voir un nouveau rapport entre l’image et le son dans lequel passé, présent et futur s’entrechoquent. Il s’y produit une alchimie où la plus petite cellule filmique répétée puis harmonisée musicalement, accède au statut de véritable objet.

TRAIN (SHOUT)
Dans cette dernière séquence (qui fut la première composée pour ” Nola Chérie”) on se retrouve coincé à la barrière d’un passage à niveau devant un de ces trains interminables comme il y en a aux Etats-Unis. On réentend les cris de la première séquence mélangés des sons de pianos répétés dans les aigus. Chassol rend ici clairement hommage à “Different Trains” de Steve Reich. Des percussions font leur entrée comme pour rythmer le bruit du train sur les rails. La frontalité du cadre et le sujet du train comme un mur renvoie à l’iconographie du plasticien Peter Klasen avec qui Christophe Chassol a collaboré au Musée d’Art Contemporain de Dunkerque. Le temps semble s’écouler infiniment et autrement qu’autrefois. L’heure du train ne semble pas presser Chassol ! Etrangement devant la “pauvreté” de cette image répétée de façon obsessionnelle se découvre une multitude de détails. On accède ici par l’effet de la répétition à une autre réalité, une réalité décomposée, déconstruite. A la répétition de la sirène du train se mélangent des notes scintillantes au piano Rhodes. Tous les sons au premier abord disparates sont accordés avec l’arrivée de la basse. Des guitares électriques viennent renforcer le son de la sirène. Des flûtes et des percussions font leur entrée, bercées par un piano répétitif. Le rythme s’accélère et cette phrase rapide s’envole et rappelle celle qu’on entend dans un western pour une attaque de diligence! Mais ici pas d’Apaches : simplement la vision lancinante des wagons du train. L’imaginaire du spectateur est conduit vers un climax permanent par la richesse de la musique en opposition au dénuement visuel minimal des containers. Chassol pousse à l’extrême le fait de ne choisir qu’une seule note, de la reprendre et de l’harmoniser différemment pour écrire une nouvelle musique. Cet argument d’une simple note répétée sur laquelle des accords se baladent fait songer à la notion de “signal” qui est ici défini avec exactitude avec une étude de propagation et de déformation des sonorités. On comprend que même un simple cri, aussi terrible qu’il puisse être, une fois révélé, dévoilé, harmonisé peut devenir beau. Un arbre, une maison, une locomotive possèdent ainsi une personnalité aussi intéressante pour l’objectif qu’un être humain. Des différents aspects de ces choses, de leur intervention, naissent des effets dramatiques d’une rare puissance. Avec la musique et le cinéma de Christophe Chassol on découvre mystérieusement un angle inédit de la banale réalité qu’il confie avec finesse à l’appareil enregistreur dans un bon rythme d’enchaînement original. Les motifs visuels et sonores de ce train qui passe, nous amènent symboliquement aux trois pommes de Cézanne : au cinéma, en musique comme en peinture, trois choses essentielles et qui ne s’achètent guère, un oeil, une intelligence, une sensibilité.

Renaud Faroux, octobre 2011